"Face à des enjeux complexes et souvent systémiques, une entreprise seule peut s’engager et mettre en place des actions mais il faut travailler à plusieurs, avec des institutions internationales, des ONGs et d’autres entreprises. Dans ce contexte, il y a sans doute de nouvelles formes de gouvernance à mettre en place."
Je suis Sarah Tesei, on peut dire que je suis une « historique » de la RSE. Au début, j'ai travaillé sur les questions environnementales. J’ai commencé à l’ADEME. Puis, j’ai fait partie de l’équipe qui a monté la première direction développement durable chez Accor qui incluait des aspects environnementaux et sociétaux. J’ai ensuite participé à la création de Vigeo où je suis restée de nombreuses années. J’ai pu travailler le développement des méthodologies et les grands champs de la RSE. J’ai beaucoup appris pendant cette longue période. J’ai également passé 2 ans au Laos où j'ai travaillé sur un grand projet d'infrastructure et sur la gestion des impacts sociaux et environnementaux. J’ai rejoint depuis maintenant 9 ans le groupe VINCI.
La RSE a beaucoup changé et j’ai pu en constater son évolution. Le groupe Vinci est une entreprise de 270 000 collaborateurs aujourd'hui qui intervient sur plusieurs métiers, la construction, les travaux publics, l'énergie et les Concessions. Un peu de production énergétique mais surtout l'accompagnement de la transition énergétique (économies d'énergie dans le bâtiment, les réseaux et les infrastructures énergétiques, les data Centers,…)
Un large panel de métiers où j’ai la charge de la responsabilité sociétale du groupe. Il faut l’expliciter car la signification diffère selon les organisations. En ce qui me concerne, il y a un volet droits humains important qui couvre nos activités mais également la gestion de la chaîne de la valeur ainsi que la prise en compte de la thématique des achats responsables. S’y ajoute la mesure de l’empreinte socio-économiques de nos activités en France et à l'international.
Historiquement, le sujet des droits humains a été porté par la DRH, puis sont venues se greffer d'autres problématiques. Le sujet est assez mouvant et il n’est pas complétement figé. Les thématiques nécessitent d’être traitées de manière très transversale avec les différentes directions RH, QSE, achats, opérationnelles,
Les enjeux droits humains de VINCI sont principalement sociaux nous avons donc des relais importants au niveau RH mais également dans les achats et dans les filières HSE avec les questions de santé et de sécurité au travail.
Nous sommes une équipe de cinq personnes - ce qui est assez conséquent pour une holding comme VINCI - avec des correspondants dans les entités et au sein des pays pour suivre et faire avancer ces sujets.
"Nous avons donc formé de nombreux DRH à ces sujets. Certains s’en saisissent et se rendent compte que c’est une opportunité pour aborder les questions sociales sous un nouvel angle."
Effectivement, Vinci est très international mais avant tout multilocal.
Contrairement à des groupes internationaux (comme Unilever ou Danone) où les dirigeants se déplacent d'un pays à l'autre ainsi que les fonctions supports, chez Vinci, nous avons une empreinte locale importante dans nos pays d’opérations pour l’ensemble de nos collaborateurs (ouvriers, managers, directeurs,). Ceci reflète une tendance du secteur mais aussi la volonté du Groupe de s’implanter localement. Cette composante locale est très importante et rend plus complexe l’adhésion à une politique Groupe.
L’autre particularité de Vinci, c’est sa très grande décentralisation. Le management et les opérationnels locaux ont des responsabilités très importantes. Dans un tel contexte, Il est impératif de se fixer des standards auxquels on ne déroge pas. Évidemment il y a des spécificités locales et des enjeux locaux mais il y a des règles incontournables et non négociables. Nous avons beaucoup travaillé sur une traduction opérationnelle et concrète pour définir ce que recouvrent les droits humains chez VINCI. Ces concepts nouveaux - je m’en rends compte aujourd’hui - peuvent faire peur. De manière très concrète, de quoi parle-t-on du temps de travail, du salaire, du contrat, des conditions d’hébergement ? Les directives doivent être précises et adaptées pour que les opérationnels sur les chantiers puissent s’en saisir. Elles doivent être également accompagnées. Nous avons donc formé de nombreux DRH sur ces sujets. Certains s’en saisissent et se rendent compte que c’est une opportunité et une nouvelle façon d’aborder les questions sociales.
Il faut rester humble, ce sont de nouveaux risques qui demandent une attention permanente : il faut former de façon continue, avoir les bons outils et évaluer les projets et les entités. Mais si nous avons aujourd’hui un succès à partager : c'est la capacité de nos patrons à appréhender les thématiques liées aux droits humains à différents niveaux de l'organisation. Nous intervenons aussi bien au Conseil d'administration pour présenter ce qui a été fait, nos plans d'actions de l'année et nos objectifs ainsi q’au COMEX, dans les comités de direction, mais aussi sur le terrain.
Quand je discute avec mes homologues ou avec d'autres entreprises, j’ai souvent l'impression que les problématiques de droits humains, c'est chez les autres. Évidemment, les enjeux les plus importants sont dans notre chaîne de valeur. Mais nous considérons que nous avons aussi notre part de responsabilité et un devoir de vigilance important. Ce qui est le plus difficile dans nos activités qui sont très localisées c’est d’entrainer tout l’écosystème . C’est un vrai challenge.
"C’est ainsi que l’on améliore notre impact social et que nous participons à une croissance plus inclusive. "
Ce sont vraiment nos interlocuteurs privilégiés pour décliner et tester tout ce que nous avons co-construit et imaginé . C’est en binôme que nous allons sur le terrain. Parallèlement, nous avons mis en place des comités de pilotage sur les droits humains et des comités ad hoc sur la protection sociale, le salaire vital, ou encore sur la sous-traitance.
Faire en sorte que les ressources humaines s’emparent de ces sujets est très important, notamment dans un univers où les patrons opérationnels sont décisionnaires et la technique la composante cardinale de l’entreprise. Les droits humains sont une autre façon de traiter les questions sociales. On se rend compte aujourd'hui que ces sujets deviennent plus globaux et ne se limitent pas au respect de la réglementation ou de normes. Les attentes de nos parties prenantes (société civile, investisseurs, clients, pays) sur ces sujets évoluent, elles attendent de nous que nous améliorions notre empreinte sociale dans nos pays d’opérations. C’est ainsi que l’on participe à ce qu'on peut appeler une croissance plus inclusive.
En matière de droits humains les indicateurs sont un vrai sujet, ils sont en cours de création et de définition au niveau international.
Au-delà des indicateurs de performance, le fait d’en parler dans toutes la chaine de décision est déjà un élément de succès. Nous abordons ces thématiques aussi bien au Conseil d'administration que dans des COMEX et des Codir que sur le terrain avec des ouvriers.
Le sujet ne doit pas être cantonné à des experts, il doit se diffuser dans l’organisation.
En termes d’indicateurs, nous suivons le nombre de salariés couverts par des évaluations de droits humains, notamment dans des pays à risque, avec des objectifs spécifiques de suivi annuellement. Dans la mesure où nous avons constamment de nouveaux projets et donc de nouveaux salariés, ils doivent être mis à jour de façon régulière.
Paradoxalement, c’est dans le cadre de nos activités au Qatar - qui ont fait l’objet de nombreuses critiques et de controverses – que nous avons le plus innové. Nous avons développé de nombreuses initiatives en partenariat avec les syndicats internationaux et l’OIT qui étaient vraiment innovantes, notamment sur la représentation des salariés et le recrutement éthique dans un pays du Golfe ce qui n’était pas simple. Nous avons embarqué notre écosystème sur ces sujets et nous avons partagé nos actions avec beaucoup d'acteurs. Voilà je pense que sur ces projets et ces sujets nous avons eu une vraie réflexion et une vraie valeur ajoutée.
En revanche, je vais aussi apporter un bémol, ces projets prenants fin, nous quittons le pays. Et je me demande quelle va être la capacité des autorités et des entreprises locales à faire perdurer ces initiatives. Par ailleurs, nous savons qu’en changeant de pays, nous devons tout recommencer.
Face à des enjeux complexes et souvent systémiques, une entreprise seule peut s’engager et mettre en place des actions mais il faut travailler à plusieurs, avec des institutions internationales, des ONGs et d’autres entreprises. Dans ce contexte, il y a sans doute de nouvelles formes de gouvernance à mettre en place.
"Nous sommes davantage dans l’esprit d'un siège global au service des pays que d’entités locales au service d'un siège."
J'ai envie de dire c'est notre quotidien. Mais finalement nous rencontrons assez peu de réticences. Certains vont vous dire qu’ils ont leurs spécificités mais quand vous leur rappelez qu'ils appartiennent à un groupe qui a des responsabilités et que vous leur apportez des solutions, ce n’'est plus un problème.
Nous les accompagnons en leur donnant des outils et nous leur proposons des solutions. Après on a énormément d'entités partout dans le monde, c'est là où il faut une certaine force de frappe, c'est-à-dire qu’il ne faut pas s'arrêter. Il faut continuer. Nous sommes davantage dans l’esprit d'un siège global au service des pays que d’entités locales au service d'un siège.
"Dans une organisation, il suffit de 10% pour faire évoluer toute l’organisation, donc il faut donner l’envie et embarquer, en trouvant les bons alliés."
Le conseil le plus important, c'est de traduire de manière concrète et opérationnelle les principaux risques droits humains pour l’entreprise et leurs déclinaison dans ces différentes unités.
Cela peut-être complexe, il faut donc des outils, des process et une certaine dose de conviction. Il faut également être capable par moments de reculer ou de stagner.
Dans une organisation, il suffit de 10% de personnes pour faire évoluer l’organisation, donc il faut donner l’envie et embarquer, en trouvant les bons alliés. Une fois les preuves en main, on montre que cela fonctionne et on déroule en adaptant aux spécificités et en dosant avec vigilance.
Nous devons réaliser que nous avons à gérer des thématiques émergeantes, de nouveaux risques. Il y a quelques années certains sujets étaient inaudibles, il faut trouver le bon moment et peut être ne pas avoir raison trop tôt. En revanche, c’est l’affaire de tous et personne n’est intouchable sur ces thématiques de droits humains.
La thématique environnementale aujourd'hui est prégnante, elle est majeure et c'est nécessaire. Mais il ne faudrait pas omettre les autres sujets. Je souhaite qu’on réfléchisse de manière globale aux problématiques. On peut rarement construire un projet qui répond à toutes les questions environnementales si on n'a pas intégré le respect des droits humains. Je souhaite donc poursuivre mon travail sur ces projets et continuer à accompagner ce double impact.
Je souhaite également voir évoluer des systèmes d’intelligence collective. Ces sujets ne doivent pas être traités en top down mais en concertation pour avancer.